Des combattants de la liberté…
Le 16 octobre 1968, aux Jeux Olympiques de Mexico, sur le podium du 200 mètres, les Noirs américains Tommie Smith et John Carlos baissent la tête et lèvent un poing ganté de noir au moment où l’hymne des États-Unis retentit; le troisième homme, l’Australien blanc Peter Norman, porte lui aussi le badge «Olympic Project for Human Rights» («Projet olympique pour les droits de l’homme»). Trois jours plus tard, Lee Evans, Larry James et Ron Freeman, les trois premiers du 400 mètres, montent sur le podium coiffés d’un béret et lèvent aussi, plus discrètement, le poing pour protester contre la ségrégation raciale aux États-Unis. Le Black Power s’est invité aux Jeux, profitant de la vitrine olympique. Il s’agissait d’une action mûrement réfléchie, concertée et minutieusement préparée.
Tout est né dans les universités américaines. Dans le contexte de discrimination raciale de l’époque, les portes des universités semblaient fermées à double tour pour les Noirs. Néanmoins, certaines universités «recrutaient» de nombreux Noirs dans les années 1960: en effet, aux États-Unis, le sport tient une place importante dans les universités et le prestige de celles-ci provient parfois tout autant des performances de leurs sportifs que des résultats scolaires de leurs étudiants… Mais, contrairement aux attentes du pouvoir blanc, les Noirs ne se contentèrent pas de briller sur les pistes, les stades et dans les salles de sport: ils se forgèrent sur les campus une conscience politique. C’est ainsi sur le campus de l’université de San Jose (Californie), où étudiaient Tommie Smith, John Carlos et Lee Evans notamment, que l’activisme étudiant noir américain était le plus virulent: en 1967, les trois hommes militèrent pour la fondation de la Black Students Union. Dans le même temps, le sociologue afro-américain Harry Edwards, enseignant dans cette université, élaborait l’Olympic Project for Human Rights, qui reçut l’adhésion de la majorité des athlètes-étudiants noirs américains. Le 4 avril 1968, le pasteur Martin Luther King était assassiné: les tensions raciales s’exacerbèrent, des émeutes éclatèrent. Harry Edwards relança alors l’idée qu’il avait avancée en octobre 1967: le boycottage des Jeux de Mexico par les Noirs américains. Les athlètes multiplièrent les réunions pour tenter d’adopter une position commune, mais l’idée du boycottage ne fit pas l’unanimité.
Les dirigeants du mouvement olympique américain s’inquiétaient: Everett Barnes, directeur exécutif du Comité olympique américain, déclara que tout athlète qui porterait un brassard noir lors de la cérémonie d’ouverture serait exclu de l’équipe américaine; Avery Brundage, président du Comité international olympique (C.I.O.), le soutint et indiqua que «tout athlète qui provoquerait des troubles serait immédiatement renvoyé chez lui».
Dans le village olympique de Mexico, les amitiés se nouèrent, le badge «Olympic Project for Human Rights» fut largement distribué: tous les athlètes noirs américains ou presque le portaient, mais de nombreux Américains blancs, solidaires, l’arboraient également. Une identité noire s’affirmait: les Noirs américains rendaient visite aux Africains, qu’ils appelaient désormais «nos frères».
Le 14 octobre, Jim Hines remportait le 100 mètres devant le Jamaïquain Lennox Miller et Charles Greene. Il s’agissait, pour le Black Power, du premier moment fort des Jeux: quelle attitude adopteraient les deux Américains sur le podium lors de la cérémonie de remise des médailles? En fait, la cérémonie se déroula sans anicroche: rien de surprenant concernant Hines, qui ne s’affichait pas en militant; en revanche, Greene semblait très virulent et sa passivité laissait penser que les Noirs américains ne mettraient aucune de leurs menaces à exécution… Deux jours plus tard, Smith et Carlos allaient apporter un démenti cinglant…
Grâce à leur courage et à la vitrine olympique, tous ces jeunes gens firent sans doute beaucoup plus pour leur juste cause que certains orateurs et quelques combattants. Profitant de la médiatisation des Jeux, ces sportifs avaient osé, quitte à sacrifier leur carrière et à mettre en péril leur avenir, afficher leurs convictions et leurs revendications devant les télévisions du monde entier. Tous se voulaient des militants de la dignité humaine. Hélas, quatre ans plus tard, le massacre de Munich perpétré par les terroristes palestiniens de Septembre noir allait prouver que la «visibilité olympique» pouvait servir des causes autrement funestes…
©Pierre LAGRUE